Nous avons accueilli notre fils il y a six ans. J’ai ressenti tellement d’amour quand j’ai pu enfin tenir ce petit gars dans mes bras. D’emblée, il a conquis nos cœurs. Deux ans plus tard, sa petite sœur est arrivée, et très vite, ils ont été inséparables. Elle nous a elle aussi fait fondre, et nous profitions pleinement de notre famille.
Hélas, ce bonheur fut de courte durée, et nous n’aurions jamais pensé être confrontés à toutes les embûches qui allaient arriver. À douze semaines, notre fille a contracté le virus respiratoire syncytial, allant de pair avec de fortes toux, de la fièvre, de l’essoufflement... De ce fait, elle ne parvenait plus à boire. Elle a été hospitalisée une semaine, mise sous oxygène et nourrie par sonde. Je la vois encore, dans ce lit bien trop grand pour elle, avec ces tuyaux dans son petit nez.
Heureusement, elle a récupéré rapidement et est vite rentrée à la maison. Elle a recommencé à boire, et nous pensions que cette histoire était terminée. Ce n’était en fait que le début d'un long et douloureux parcours. Notre fille a été malade pratiquement tout l’hiver. De ce fait, l'initiation aux aliments solides n’a pas été facile. Semaine après semaine, elle mangeait et buvait de moins en moins, repoussant le biberon ou la cuillère, serrant les lèvres et tournant la tête.
J’ai exprimé mes inquiétudes au pédiatre à plusieurs reprises, mais sa réponse était toujours la même: patience, encore et toujours, tout allait rentrer dans l’ordre. Et pourtant, j’avais l’impression que quelque chose n’allait pas. Elle s’est fortement affaiblie à six mois, et toutes les sonnettes d'alarme ont commencé à sonner. Elle avait perdu un demi-kilo, ce qui représentait alors 10% de son poids, elle était très pâle, dormait presque toute la journée, et nous avions toutes les difficultés du monde à la réveiller. Et quand nous y parvenions, elle ouvrait à peine les yeux et était très amorphe. Et elle ne salissait plus ses langes.
À ce moment, et depuis un peu plus d'une semaine, elle mangeait à tout casser 50 ml de panade par jour, souvent plutôt 20 ml, et rien d’autre. Nous avons malgré tout dû nous battre pour que des examens soient réalisés et qu’elle soit hospitalisée, car on nous renvoyait chez nous en nous disant de faire preuve de patience... et d’attendre. Je me demande toujours ce que nous aurions dû attendre. Elle était tellement faible que je craignais qu’elle ne se réveille pas le lendemain matin... La reprendre à la maison me semblait totalement irresponsable.
Nous nous sommes rendus à l’hôpital de notre propre initiative, et avons exigé qu’elle soit examinée. Un médecin a fini par nous écouter, et l’a ensuite examinée. Il a reconnu nos préoccupations et son état alarmant. Notre fille était tellement faible qu’il fallait commencer à la nourrir par sonde de toute urgence, pour lui apporter les calories qui lui faisaient cruellement défaut.
Nous étions alors convaincus que cela était temporaire, et qu’elle allait reprendre du poil de la bête. Et que les examens allaient nous dire pourquoi elle ne mangeait pas, et trouver une solution au problème. Mais rien n’était moins vrai... Une foule d’examens plus tard, aucune cause médicale n’est détectée. Deux semaines plus tard, notre fille rentre à la maison, toujours nourrie par sonde, mais sans plan d’approche, ni traitement. Nous devions une fois encore faire preuve de patience... Quelle maigre consolation!
Ensuite, nous avons vécu de vraies montagnes russes. Elle mangeait parfois un peu mieux, mais refusait de manger la plupart du temps. Elle changeait du tout au tout au moment des repas. C’était une enfant paisible et joyeuse, pratiquement heureuse tout le temps. Mais une fois installée dans sa chaise pour manger, c’était une autre histoire. Elle commençait à crier, pleurer, elle jetait son assiette par terre. Et cela n’a fait que s’aggraver au fil du temps. Après avoir tâtonné pendant trois mois, sans le moindre soutien, j’en ai eu assez. J’ai demandé une consultation dans un hôpital universitaire. Nous sommes arrivés chez une logopède spécialisée dans les problèmes alimentaires chez les jeunes enfants. Elle nous a donné de nombreux conseils, et nous avons rapidement constaté une amélioration. Malheureusement, celle-ci ne fut que de courte durée, et très vite, nous sommes retombés dans le refus tout net de manger.
Notre fille était alors totalement dépendante de sa sonde pour la nourrir, elle ne buvait ni ne mangeait rien par elle-même. La liste de nos rendez-vous à l’hôpital ne cessait de se rallonger: logopède, diététicien, gastroentérologue, pédiatrique... En fin de compte, nous avons eu un soutien à la maison. Et par la suite, une opération pour la pose d'une sonde PEG. Cette sonde est posée sur la paroi abdominale, avec un accès direct à l’estomac. Notre fille n’avait donc plus de tubes sur son visage, et cette sonde ne devait plus être remplacée toutes les six semaines. Au cours de cette période, nous étions vraiment en mode survie. Nous ne profitions plus de notre belle famille, englués dans cette problématique. Cela a encore duré des mois, sans que rien ne change. Ce trouble alimentaire était bien ancré en elle.
Nous en étions arrivés à un point où plus rien n’allait pour nous, parents, notre famille allait exploser. Nous avions tout essayé, appliqué tous les conseils de tous les soignants, mais rien ne fonctionnait. Quand elle a eu 20 mois, nous avons décidé de la faire hospitaliser au Zeepreventorium, au Coq, où ils traitent entre autres le refus de s’alimenter chronique chez l’enfant. C’était la décision la plus difficile que nous ayons jamais prise, mais la seule qui pouvait l’aider. Elle y est restée huit mois, ne revenant à la maison que le week-end. Cette période a été incroyablement difficile, avec un manque et un chagrin intenses, que je ressens encore aujourd'hui dans toutes les fibres de mon corps.
Mais ça a marché. Petit à petit, elle a appris à manger et à boire, et à se passer progressivement de la sonde. Aujourd’hui, un an et demi plus tard, elle se porte bien. Son trouble alimentaire ressurgit encore parfois, et le repas est alors difficile, mais elle reprend toujours le dessus. Elle grandit et se développe de ses propres forces, sans sonde. C’est un grand pas en avant, un miracle que j’ai longtemps cru impossible. Nous serons pour cela éternellement reconnaissants au Zeepreventorium. Sans eux, nous n'y serions jamais arrivés. Et sans le soutien de nos parents, nous n’aurions jamais tenu bon. Ils ont toujours été là pour nous, nous tirant et nous poussant dans les moments les plus difficiles.
Au cours de cette période, nous avons rencontré bien des obstacles... Cette problématique peu connue, et donc reconnue tardivement par les pédiatres, suscite souvent l’incompréhension de l’entourage. Combien de fois n’avons-nous pas entendu des choses comme "Dépose-la-moi une semaine, tu verras, elle mangera"... Autant de réactions qui découlent de l’ignorance, mais qui sont bien ancrées face à un enfant qui souffre d'un trouble alimentaire. J’avais commencé à rédiger un blog, pour écrire tout ce que j’avais sur le cœur, et pour venir en aide à d’autres parents.
Cet été, j’ai été interviewée pour un podcast, afin de mieux faire connaître les problèmes alimentaires graves chez les jeunes enfants. Outre une plus grande reconnaissance, j'œuvre aussi pour davantage de soutien à ces enfants et leur famille. J’ai repris des études, et je viens de commencer ma deuxième année de baccalauréat en sciences familiales. Je veux de la sorte pouvoir encadrer les familles de manière professionnelle. J’étudie en outre les possibilités d’un traitement de jour pour ces enfants. Cela permettrait de soulager les parents et d’éviter de longues hospitalisations. Les jeunes enfants sont mieux à la maison, mais cela demande davantage de soutien et de prise en charge. Ce serait chouette que j’y arrive.
Cette période a été tumultueuse, et elle laisse des cicatrices sur chacun de nous. Elle n’a pas encore trouvé vraiment sa place, cela demande du temps. Mais en tant que famille, nous en sommes ressortis plus forts, et cela fait du bien de le ressentir. Malgré tout ce que nous avons traversé, malgré les petits revers encore présents, nous sommes heureux d’être où nous en sommes aujourd'hui. Nous sommes incroyablement heureux de la voir savourer un repas, tout simplement.